Avec l’arrivée de l’anesthésie, le 19ème siècle constitue un tournant dans la prise en charge technique de la douleur. Ce chamboulement ne se fait pas sans résistance : alors que beaucoup de produits sont connus depuis la fin du 18ème (protoxyde d’azote depuis 1776, éther depuis 1792, etc.), leur utilisation dans l’anesthésie chirurgicale fait l’objet d’un violent combat au sein de l’Académie de Médecine notamment entre Velpeau et Magendie ("Qu’un malade souffre plus ou moins, est-ce là une chose qui offre de l’intérêt pour l’Académie des sciences?" Magendie, 1847). Le recours à la morphine (mise au point par Sertürner en 1806) tardera lui aussi à s’imposer.

Le 20ème siècle marque l’explosion des connaissances en neurophysiologie et fait passer la douleur, sur le plan éthique, comme un impératif de traitement.
En France, René Leriche, chirurgien de la Grande Guerre, est le premier à affirmer que la douleur chronique perd sa fonction de signal d’alarme (concept de douleur maladie) : "La douleur ne protège pas l’homme. Elle le diminue.". Il crée les célèbres "Cahiers lyonnais", écrit de nombreux articles, un livre sur la chirurgie et la douleur et insiste très tôt sur la nécessité d’étudier la douleur pour optimiser les traitements ("L’étude de la douleur conduit à une médecine humaine en tous ses gestes", "La douleur (…) qu’il faut chercher à mieux connaître pour le mieux combattre").
Aux USA, John Bonica (1917-1994) enseigne dès 1953 l’approche pluridisciplinaire de la douleur. Il pense que la douleur chronique est trop complexe pour qu’un seul thérapeute puisse s’en occuper à l’aide d’une seule modalité thérapeutique. En 1961, il crée avec un psychologue (Fordyce) et un neurochirurgien (White) le premier centre antidouleur dans l’état de Washington. En 1973, Le premier symposium sur la douleur, dont il sera l’instigateur, définit les bases de l’International Association for the Study of Pain (IASP). C’est grâce à son travail que les Centres d’Évaluation et de Traitement de la Douleur débarqueront en France au début des années 80.

Impossible de ne pas citer ici les travaux de Wall et Melzack sur la théorie du portillon et sur la neuromatrice. Ils sont les premiers à montrer que la nociception est modulable au niveau de la moelle par des mécanismes ascendants depuis la périphérie et descendants depuis le cerveau. C’est à la même époque que l’on découvre l’existence des récepteurs opioïdes endogènes (endorphines). Ces deux découvertes changent la donne en termes de traitement : jusqu’ici on considérait la douleur comme un processus linéaire (agression périphérique, transmission des messages par les nerfs vers le cerveau puis réponses) ; le traitement consistait donc à interrompre ce circuit unidirectionnel notamment par section des voies de la sensibilité. Avec ces avancées, lutter contre la douleur devient une affaire d’impaction des systèmes de contrôle. On se met à distinguer des types différents de douleur en fonction des mécanismes générateurs (douleur nociceptive, neuropathique, idiopathique, psychogène). Les traitements s’y adaptent.

Saint-Pierre* résume finalement bien la transition opérée au 20ème siècle :
"Hier, la douleur était une fatalité acceptée ou sublimée ; aujourd’hui sa prise en charge est un droit pour le patient et un devoir pour le praticien (qui peut même avoir sa responsabilité engagée pour non-respect ou manquement à cette obligation)."

A suivre…

Pour en savoir plus

Rey, R. (2000). Histoire de la douleur. Découverte.

Bourke, J. (2014). The story of pain: from prayer to painkillers. Oxford University Press.

*Saint-Pierre F. L’homme face à la douleur, hier et aujourd’hui. Bull. Acad. Natle Chir. Dent., 2005, 48.

Baszanger I. L’invention de la médecine de la douleur. Médecine/sciences 1995 ; 12 : 822-4.